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Contrairement à ce j'avançais hier, Laurent Girardon, le sympathique boss de la revue BlackMamba, s'active toujours. Faute d'infos, je l'avais enterré à tort. Or la revue s'apprête à publier son numéro 13 (cf.couverture). Avec Daeninckx et Dounovetz au programme. Cette revue des Pulp littératures a vraiment de la gueule et un ton transgenre du meilleur aloi.
J'ai eu l'honneur d'y voir publiée une nouvelle dans le numéro 10 : "Le petit légume", nouvelle d'ouverture du recueil Balistique du désir. L'illustrateur est un dénommé Guznag qui habite Sion en Suisse. En trois images, avec un talent fou, il a donné corps au "petit légume", à sa soeur et à sa mère, si belle devant son miroir.

Site de Guznag : www.myspace.com/guznag




J'aime pas les petits légumes. Il a dit ça, j'ai bien entendu. C'est le nouveau, il a l'air bien méchant, peut-être plus que les autres qui ne restent jamais longtemps. Ils ne peuvent pas supporter mon grand frère Jean-Mi. Le nouveau s'en ira bientôt et les pleurs de ma mère repartiront de plus belle jusqu'au jour où elle ramènera à la maison un autre nouveau. Je veux bien croire que la découverte de Jean-Mi, la première fois, peut déranger. Nous, on est habituées, et moi, je l'aime Jean-Mi tout emmailloté comme un gros poupon de quatorze ans. Quand il me regarde du fond de sa caisse, quand il essaie de me sourire, quand il tente de dire un mot, j'ai le cœur gai. Je surveille toujours s'il lui reste des croûtons de pain à grignoter. Ce n'est pas la nourriture qui coûte avec lui, ni les habits, la baguette rassise et des fonds de bouteille qu'on lui sert au goulot suffisent à l'alimenter, quant aux habits, un vieux chandail noué aux manches lui fait l'année. Il porte un slip de grand-père pour cacher sa chose. Pour la grosse commission, c'est épatant, il chie des billes sèches, comme celles des lapins, donc c'est pas dérangeant. Pour le pipi, il m'appelle : « Gnangnangnan…», c'est comme ça qu'il a inventé mon nom, avec sa chose je vise une bouteille plastique coupée du haut. Je vidange plusieurs fois aux cabinets. Je l'aime, il me fait rire lorsqu'il agite ses petits pieds, on dirait des nageoires de poisson parce qu'il n'a même pas trois pouces de jambes pour se mettre debout. Son œil parle, son œil sourit, son œil se met en colère. Ma mère prétend qu'il est très intelligent, c'est pour ça qu'elle ne veut pas s'en débarrasser comme le lui proposent les hommes de sa collection. Elle a dit que si l'intelligence se mesure à la grosseur du crâne, Jean-Mi est un génie. Y a un malin parmi ces messieurs qui a prétendu qu'il avait peut-être autant de neurones que tout le monde, mais qu'ils étaient gros, des gros neurones. Ma mère a répondu que c'était la même chose. Jean-Mi bouge un peu sa tête, sa bouche grimace, personne, pourtant, ne croit qu'il peut avoir mal. Moi, je sais qu'il est doué, il comprend tout, je lui apprends à lire et à écrire, on est arrivés à la lettre « u », il écrit aussi des mots, il ne tient pas encore très bien son crayon entre ses deux petits orteils de la nageoire droite vu qu'il n'a ni bras ni main.

J'ai bien entendu, il a dit : « J'aime pas les petits légumes. » Jean-Mi, il a compris aussi. Pour se faire entendre, on a organisé un langage entre nous, il cligne l'œil gauche pour dire : non, le droit : pour dire oui, il ferme les yeux : pour ni-non-ni-oui. Quand j'entends : «Gnangnangnan…», je rapplique, après je pose les questions, plutôt les devinettes, et il me répond à sa façon. Parfois, il s'énerve parce que je suis obligée de poser des tas de questions avant de trouver la bonne, parfois des grosses larmes coulent sur ses joues, en silence. Pour le calmer, je lèche ses joues salées. Ça me serre le cœur de voir ses yeux mouillés, mais des fois, ses yeux deviennent brillants, ils pétillent de méchanceté, on dirait qu'il veut du mal à la terre entière. Je suis d'accord dans ces moments-là avec Jean-Mi, il faudrait faire payer toutes les saloperies à tous ces salauds qui n'aiment pas Jean-Mi. Ces salauds qui nous volent notre mère. On est si bien quand aucun salaud frappe à la porte, elle nous prend dans son lit, tous les deux, le grand frère au milieu, on lui fait plein de guilis, il a beaucoup d'appétit pour les guilis, maman dit que c'est son petit homme, elle le sert sur son cœur, elle chante Ramona rien que pour lui. Toutes les deux on fait un rêve merveilleux, tous les trois nous courons sur la plage du Havre. On rit du bonheur de nous trois, de la joie silencieuse de Jean-Mi.

Le nouveau s'est enfermé avec maman dans sa chambre, elle lui donne son lit. D'après nous, tous ces types qui défilent ont besoin de sommeil, c'est pour ça qu'elle les invite dans sa chambre. Puis après, on entend ma mère chanter, on dirait qu'elle a mal et en même temps elle dit des mots qui réclament davantage de bonheur. Cette fois encore, elle fait des vocalises dans les aigus, le nouveau aussi pousse des cris de bête. Jean-Mi les entend comme moi. Il me regarde, m'implore, en même temps, il se raidit, alors je le soulage.

L'heure d'après, le nouveau est sorti en roulant des épaules, sur l'une d'elles dépassant de son Marcel, on peut lire : « Linda Pearl ». Ma mère s'appelle Irène, le nouveau est menteur. Il tient sa chose à la main, il se promène le cul nu pour aller siffler un verre de Pernod. Toutes les heures, il sort de la chambre et il s'attable pour siffler un verre de Pernod. Il se balance sur la chaise en fer que ma mère a volé au square Saint-Roch, dans le kiosque à musique lors du Corso fleuri. Il dit d'un air fatigué : « Putain, ce qu'elle est bonne ! » Puis, une fois le verre bu, il retourne dans la chambre quand ma mère l'appelle. On n'oublie pas qu'il a dit : « J'aime pas les petits légumes ». Jean-Mi a son regard noir, il est prêt au massacre. En fin d'après-midi, le nouveau est sorti en laissant des billets pour les courses de maman, elle espère qu'il reviendra, elle est amoureuse tous les jours en ce moment, elle nous aime aussi à sa façon, surtout son Jean-Mi qu'elle prend dans ses bras pour le bercer. Puis elle le replace dans sa caisse, en lui demandant de rester bien sage. Je la trouve belle, ma mère, avec ses robes à fleurs, ses bas marron et ses vernis à talon. Elle remonte ses cheveux à l'aide d'un grand peigne qu'elle plante dedans. Elle en a aussi dessous ses bras, elle sent bon sa sueur, surtout l'été quand il fait chaud, son odeur rappelle celle de Jean-Mi que je baigne une fois par semaine dans le baquet. Il flotte bien, il est heureux dans l'eau, ses petits pieds s'agitent en cadence et je pourrai le lâcher si je n'avais pas peur qu'il coule au fond. Quand je l'essuie avec la grande serviette de maman, je vois son corps lisse et sa grosse chose. Maman rigole toujours en parlant d'elle aux hommes pour les moquer, les hommes ne la croient pas, des fois, elle découvre la chose de Jean-Mi, les hommes sont jaloux de ses dimensions, ma mère rit de plus belle, je la hais quand elle agit de la sorte, Jean-Mi n'est pas une bête curieuse ! Dans ces moments-là, je prendrai bien mon frère sous mon bras et on partirait loin de cette ville et de cette maison de la rue de l'Alma qui pue la honte. Je ressens ce qu'il ressent, on est accordés Jean-Mi et moi. Je pose les questions, il cligne de l'œil qui me donne raison. Oui, notre mère est une marie-couche-toi-là, oui, les sales types qui la font chanter feraient mieux de dormir ailleurs.

Le nouveau est revenu, en se dirigeant vers la chambre de maman, il s'est penché sur la caisse de Jean-Mi, il a ri en disant : « Putain, c'est le portrait craché de Barbapapa, ce légume ! » Je sens la colère monter dans Jean-Mi. Pour le calmer, je dépose sur son front deux gouttes d'eau bénite qui vient de Lourdes. C'est l'abbé Mazeau, le curé de la paroisse Saint-Vincent de Paul qui rapporte chaque année une bouteille au retour du pèlerinage. Quand la bouteille est pleine, on inscrit une croix sur le front de Jean-Mi avec un doigt trempé dans l'eau du goulot. Au bout d'un mois, on économise les gouttes. Dans un litre, il y a au moins une goutte miraculeuse, l'abbé Mazeau l'a dit un jour en sortant de la chambre de ma mère qui avait besoin de sa bénédiction, je ne comprends pas tout à cette histoire, mais l'abbé Mazeau croit au miracle de la foi. Il prétend que Jean-Mi a été créé à l'image de Dieu, qu'il verra Dieu avant tout le monde lorsqu'il montera au Paradis. J'y crois quand je fais mes prières, puis des fois, j'y crois plus quand je ramasse les crottes de Jean-Mi. Quand elle avait 16 ans, maman a expulsé le fruit de ses entrailles, en secret, à croupetons dans la chambre de bonne de la boulangerie, elle aimait tant l'homme qui avait mis sa graine qu'elle n'a pas voulu jeter Jean-Mi. Les autres demoiselles de boutique jouèrent longtemps à la poupée avec ce gros baigneur pas fini.

Voilà le nouveau qui sort de la chambre de ma mère et qui dit : « Oh ! putain, qu'elle est bonne, qu'elle est bonne. » Il pose son cul nu sur la chaise et descend un double Pernod. Avant de quitter la pièce, il ajoute : «Alors, le petit légume, il pousse ? » Les autres dormeurs, ils s'en foutaient de nous deux, du Jean-Mi en particulier, ils nous laissaient tranquilles, mais ce nouveau-là est de l'espèce venimeuse, il crache des saloperies qui font mal à Jean-Mi. Mon frère me fait les gros yeux, il veut écrire sur son ardoise magique. Je place le faux crayon entre ses deux minuscules arpions. Il trace deux lettres tremblantes « t », « u ». Tu, c'est ça ? Tu, c'est quoi ? Tu-e ? Le tuer ? Il cligne de l'œil affirmatif. Le tuer. Il a raison Jean-Mi. Le tuer, c'est ça. Qu'on en soit débarrassés. Je ne sais pas pourquoi, je le redoute drôlement celui-là. Il nous veut du mal, à Jean-Mi surtout. Je le sens.

Le tuer. Mais comment ? Je passe toute la soirée à poser des devinettes. Pour me mettre sur la voie de sa réponse muette, il fixe un objet, une chose, n'importe quoi, dans la maison. Avec un couteau ? Jean-Mi ferme ses deux yeux. En le poussant dans l'escalier ? Puis il vient à fixer la lampe du plafonnier. La lampe ? Non. La lumière ? Non. Le jus ? Oui, le jus. Il a vraiment des gros neurones, comment peut-il imaginer tuer le nouveau avec le jus ? Il redemande l'ardoise et écrit :

« c h e s e »… C'est quoi « chese » ? Ah chaise, quel rapport avec le jus ? Il fixe successivement la lampe et la chaise de square. Je comprends soudain : « La chaise électrique ? » Il cligne trois fois de l'œil affirmatif. Nous avons trouvé. Le condamné à mort mourra donc sur la chaise électrique. Jean-Mi se rappelait une histoire de gangsters américains que je lui avais lue le mois dernier ; le chef du gang avait grillé sur cet engin de torture.

Trois jours passent à ruminer, il fait chaud chez nous, c'est le début de l'été, les odeurs sont tenaces, le nouveau et ma mère ne quittent plus la chambre, la bouteille de Pernod est vide, ils ont vidé le frigo, Jean-Mi et moi, on a encore du pain sec. Je place mon grand frère devant la fenêtre ouverte, je cale sa caisse pour le redresser un peu, il devine les grues du port, il regarde la lumière, la beauté du ciel, les nuages qui passent, le vol des mouettes rieuses, les traînées blanches des avions, mais sa tête est prise par son idée. Je voudrais tant qu'il pense à autre chose, par exemple, que j'ai piqué une poussette dans le local à vélo du 15 rue Frédéric Bellanger, une poussette épatante pour la plage, on le met dedans, on l'attache avec les sangles et hop ! passé les galets, direction les vagues du bord, je suis sûre qu'il aimera ça, la baignade. Il est taillé pour barboter dans les vagues, des fois qu'Oum le dauphin vienne jouer avec lui. Non, lui en ce moment, il ne pense qu'à la chaise électrique pour tuer le nouveau. Tuer le nouveau, tuer le nouveau. Hier soir, il a commencé à me diriger vers une rallonge de fil électrique branchée sur une prise. Tout à l'heure, après la goutte d'eau bénite sur le front, j'ai bien compris qu'il voulait me dire : eau, mouillée, quelque chose de ce genre là, torchon mouillé sur chaise en fer bout de fil électrique dessous. Il a vraiment des gros neurones Jean-Mi, il connaît plein de choses utiles. Je suis décidée aussi maintenant, on vit tellement fort cette complicité, Jean-Mi et moi, je ne te laisserai pas tomber, grand frère ! J'installe tout comme il me l'a suggéré, c'est un jeu d'enfant, je suis d'ailleurs encore une môme, dix ans, la petite sœur à Jean-Mi, c'est normal. C'est lui le chef.

Le lendemain matin, le nouveau sort, avec une sale mine noire pleine de barbe, des yeux fixes de poisson mort, la chose à la main et le cul nu, il titube presque, éreinté par tout ce sommeil que ma mère lui donne. «Putain, elle est trop ! » qu'il dit. Il secoue la bouteille de Pernod. Vide. « Démerde toi la pisseuse, trouve du blé, va chercher une autre bouteille, sinon je tue quelqu'un ! » Il crie. Avant de retourner dans la chambre, il nous regarde en silence, puis il lâche avec un sourire : «Le petit légume, il pousse au moins. » Et il rit, il rit en fermant la porte derrière lui. Sans broncher, je prends les billets dans la boîte de Ricoré de maman et je file chez Hocine en bas de la rue d'Etretat.

Une fois placée la bouteille de Pernod neuve sur la table, j'entends : « Gnangnangnan », Jean-Mi est prêt lui aussi. On a attendu tous les deux en faisant des prières. Le nouveau va bien finir par sortir. Merci mon Dieu.

Quand le nouveau s’assoit sur la chaise de square, il tressaute, tremblote, tressaille, marrant, gueule même pas. Les plombs ont sauté, ce fumier de nouveau aussi,  puis il s'éteint par terre comme une vilaine merde qu'il est.

« Gnangnangnan…» Voilà que le petit salopiot de Jean-Mi pisse de joie.


(in Balistique du Désir, Max Obione, éd. Krakoen, 2007)


  


Tag(s) : #C'était l'autre jour...
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